L'art de l'insulte

par Alexandre 21 Janvier 2005, 00:00 Libris

L'art de l'insulte

A la fin de L'art de toujours avoir raison (un répertoire de 38 astuces qu'il avait réunies pour son usage personnel, mais qu'il ne publia jamais, collection de ruses et trucs qui permettent de mener à bien les discussions et les querelles, c'est à dire battre l'adversaire en faisant fi de la vérité), Schopenhauer explique les limites de chaque technique argumentaire, et du même coup, l'absolue nécessité d'une arme de plus, qui soit extrême : si l'on a devant soi un adversaire plus intelligent et plus habile, les astuces dialectiques, la malice ne sont plus d'aucun secours. La partie n'est toutefois pas perdue. Il reste une astuce ultime, infâme :

« Lorsqu'on constate la supériorité de l'agresseur et qu'on veut continuer à avoir tort, il faut devenir blessant, grossier. Devenir blessant, c'est s'écarter de l'objet de la querelle (parce qu'on a perdu la partie) pour se tourner vers l'interlocuteur et s'en prendre d'une manière ou d'une autre à sa personne. […]

Mais lorsqu'on devient offensant, on abandonne complètement l'objet et on dirige son attaque vers la personne de l'adversaire : on devient donc outrageant, méchant, offensant, grossier. Ce sont les forces de l'esprit qui interpellent celles du corps ou celles de l'animalité. […]

Cette règle est très appréciée parce que chacun est apte à l'appliquer, et c'est pourquoi on y a souvent recours. Une grossièreté triomphe de tout argument et éclipse toute forme d'esprit. La vérité, la connaissance, l'entendement, l'esprit, l'humour n'ont plus qu'à plier bagage et sont battus sur le champ de la divine grossièreté. »

Et il insiste dans son Esquisse d'un traité sur l'honneur

« La grossièreté est une qualité qui, en matière d'honneur, remplace toutes les autres et l'emporte sur elles. Si, par exemple, au cours d'une discussion ou dans une conversation, quelqu'un d'autre fait montre d'une connaissance plus juste des choses, d'un amour plus rigoureux de la vérité, d'un jugement plus sain que nous ou de quelque autre supériorité intellectuelle qui nous fait de l'ombre, nous pouvons aussitôt infirmer celle-ci ou toute autre supériorité en même temps que notre propre insuffisance ainsi mise au jour, et alors faire preuve à notre tour de supériorité en devenant grossier. »

Bien évidemment, en fin bretteur, Schopenhauer sait pertinemment qu'une insulte doit faire mouche, et comme l'escrime, cela nécessite un entraînement régulier, si l'on veut blesser l'adversaire par une invective exactement adaptée, intelligemment conçue et formulée avec justesse, une habilité particulière est nécessaire, qu'il faut développer et cultiver. Quand à l'escalade que cette méthode peut entraîner, même s'il en est parfaitement conscient, il en a parfois pâti (bagarres, coups, procès en diffamation).

Ce trait de caractère, lui coûtera sa carrière universitaire, et l'exclura, le rendant encore plus irritable, intransigeant et impitoyable (notamment à l'encontre de Hegel, son ennemi juré). Intolérance qui empire avec l'âge, son indignation, éclatent en invectives, moqueries, et autres imprécations que l'on trouvera à loisir dans Les deux fondements de l'éthique, la préface du Monde comme volonté et représentation, De la quadruple racine du principe de raison suffisante (j'adore ce titre !), son pamphlet Sur la philosophie universitaire, etc.

Aristote déjà considérait l'indignation comme une vertu, comme la bonne moyenne entre l'indifférence et l'accès de colère. Jorge Luis Borges, dans son Histoire de l'éternité, commente les avantages de l'art de l'insulte.

Franco Volpi a rassemblé un florilège, extrait des œuvres publiées ou non de Schopenhauer, de sa correspondance, et on y sent le plaisir et l'amusement que prend l'auteur à s'adonner à l'art subtil de l'insulte. Tout y passe : collègues, philosophes, écrivains, critiques littéraires, femmes, sexe, amour, mariage, mode, caractères nationaux, cruauté envers les animaux, le genre humain, la vie, l'histoire - bref : le monde entier. En voici le quatrième de couverture :

« Lorsque l'insulteur a été grossier, il faut être encore plus grossier. Si les invectives ne font plus d'effet, il faut y aller à bras raccourcis, mais là aussi il y a une gradation pour sauver l'honneur : les gifles se soignent par des coups de bâton, ceux-ci par des coups de cravache. Contre ces derniers même, certains recommandent les crachats, pour voir. C'est seulement lorsque ces moyens arrivent trop tard qu'il faut recourir sans hésiter à des opérations sanglantes. »

« Qualifier de beau ce sexe de petite taille, aux épaules étroites, aux hanches larges et aux jambes courtes, ne peut être que le fait d'un intellect masculin troublé par l'instinct sexuel. »

« Les autres continents ont des singes ; l'Europe a des français. Ceci compense cela. »

Ainsi va Schopenhauer, qui n'épargnait personne, même sa mère. Ne lui écrivait-elle pas, à la veille de leur brouille définitive : « Ton comportement dédaigneux à mon égard, ton mépris pour mon sexe, ta répugnance à contribuer à me faire plaisir…, cela et bien d'autres choses font que tu me parais parfaitement odieux » ?

 

(Arthur SCHOPENHAUER, L'art de l'insulte, textes réunis par Franco VOLPI)

 

commentaires

T
je trouve ce commentaire et cet extrait très très intéréssant...j'ai justement moi aussi mon idée sur l'insulte...
N
juste un petit mot pour dire que je reprends au guichet montparnasse mon spectacle "schopenhauer et moi"du 19 avril au 11 juin du mercredi au samedi à partir de 19 heures....ou l'insulte n'est pas vraiment
N
a partir du 16 novembre je joue au theatre du lucernaire "schopenhauer et moi" un personnage fragile sensible pris en tenaille entre son "vouloir vivre" ses pulsions et ses desirs.. son incapacité a lers gerer... sa difficulté à vivre dans cet environnement degradé qui est le notre.. "ce monde qui est le pire des mondes possibles" (schopenhauer) sur un mode ou la derision et l'humour affrontent cette réalité qui nous enléve toute sérénité...
A
Totalement, le recueil est hilarant. Pour exemple, sa tirade sur les français !<br /> <br /> toute la subtilité consiste bien évidemment à discerner entre les attaques sincères et celles qui procèdent du gout du bon mot, pa plaisir, ou pour l'art<br />
J
S'en prendre à la personne plutôt qu'à l'objet de la querelle, cela ne respecte pas trop mon éthique de communication...  il est vrai qu'ici Schopenhauer réserve cette "astuce" à un adversaire plus intelligent et plus habile où la malice ne serait plus d'aucun secours... <br /> S'en prendre à la personne serait ainsi une malice encore plus malicieuse que les autres...<br /> D'où ma supposition que les extraits réunis par Franco VOLPI sont sans doute à lire au second degré... et j'imagine qu'ils doivent prêter parfois à sourire voire à rire franchement.<br />  

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