Nasr Eddin le Hodja est le héros d'innombrables contes populaires depuis des siècles, dans tout l'Orient : en Asie mineure, en Asie centrale (de l'Arménie à la Mongolie), dans le monde arabe, et dans certains pays d'Europe (Ukraine, Balkans, etc.)
Probablement originaire d'Anatolie, il aurait vécu au XIIIème siecle : né en 1209 (605 de l'hégire), mort en 1284 (683) à Akshéhir où l'on peut voir son mausolée un tombeau banal construit au début du XXème en soi-disant remplacement d'un autre, beaucoup plus ancien, qui selon la légende aurait été bâti d'après les plans du Hodja lui-même. Il était de coutume d'y aller en pèlerinage et tout croyant devait éclater de rire à la vue de l'édifice, constitué d'une unique coupole soutenue par quatre colonnes, il avait trois de ses cotés ouverts à tous les vents et seule la façade était murée et percée d'une porte close par un énorme cadenas. La tombe du Hodja elle-même, au centre de l'édifice était percée d'un petit trou par lequel il continuait à regarder le monde.
Nasr Eddin et un de ses amis sont assis un soir au bord du lac d'Akshéhir. L'homme a déjà entendu le Hodja soutenir bon nombre de paradoxes et même d'inepties et il commence à en avoir assez :
— Enfin, Nasr Eddin, tu exagères ! La réalité existe, tout de même.
— Certes, concède le Hodja, mais elle est très relative...
— Du tout, elle est absolue !
— Donne-moi un exemple d'une telle réalité, insiste Nasr Eddin.
— Eh bien, je ne sais pas... Tiens, tu ne vas quand même pas prétendre qu'on pourrait mettre toute l'eau de ce lac immense dans un seau !
— Eh bien, si, justement ! Cela dépend de la taille du seau.
Rien n'est moins sûr, d'autres villes revendiquent le Hodja, et certains affirment même qu'il n'est que pure invention des conteurs, qui lui ont dressé une biographie ultérieurement. Rien n'est sûr également sur les dates, et les incohérences sont nombreuses, à commencer par les nombreuses histoires qui montrent le Hodja aux prises avec le conquérant tartare Timour Leng (Tamerlan), lui tenant tête par sa malice, son culot et sa logique par l'absurde, et qui n'a conquis la Turquie vers la fin du XIVème siècle.
Que sait-on de notre héros ? Il aurait étudié la théologie a Konya avant d'être cadi (juge), muezzin, instituteur, prédicateur ambulant, etc. « Mais on le montre surtout sous l'habit du simple paysan, tout ensemble benêt et madré, attaché à son lopin et lorgnant sur celui du voisin, également occupé des caprices de sa femme et de ceux de son âne. »
De retour du marché où il est allé, monté sur son âne, Nasr Eddin commence par jeter un coup d’œil à l'écurie pour voir si tout se passe bien. Surprise : l'animal n'est pas là à sa place habituelle, dans sa stalle.
— Qu'y a-t-il, Hodja ? Lui crie son voisin, qui le voit perplexe.
— Mon âne s'est enfui en mon absence, il va falloir que j'aille à sa recherche.
— Ton âne ! Mais regarde donc, étourdi, tu es dessus !
— Tiens, c'est vrai ! Reconnaît Nasr Eddin, qui a l'air encore plus embarrassé.
— Qu'y a-il donc, maintenant ? Rentre chez toi !
— Eh non, maintenant il faut que je retrouve son maître.
Mais peu importe le vraisemblable, dans tout ça. L'idiotie est au dessus de la chronologie, et de l'Histoire.
A partir des histoires d'origine, non transcrites, les aventures du Hodja on été enrichies au fil des générations par les conteurs et la tradition populaire, par le bouche à oreille, qui y ont trouvé le personnage idéal pour servir d'alibi a des fins subversives et prétexte à l'impertinence.
On a souvent signalé la grande laideur de Nasr Eddin, qui notamment, louchait. Timour, qui, sur ce point, ne se privait pas d'y aller de ses plaisanteries, l'apostrophe ainsi un jour devant tous ses invités
— Dis-nous, bigleux : est-ce vrai que lorsqu'on louche comme toi, on voit double?
— C'est exact, seigneur.
— Alors, quand tu me regardes, tu vois deux grands conquérants ?
— Non, seigneur, je vois un quadrupède.
Nasr Eddin n'est pas le seul personnage emblématique de ce type. La plupart des cultures ont le leur. Qu'il s'agisse du Trickster nordique, du Bocage portugais, du Renart ou du Guignol français, du Till l'Espiègle allemand, du Dj'ha arabe, etc. Mais ces derniers se caractérisent plutôt part leur ruse, ce sont les malins qui roulent leur monde, qui défient les lois en place. La règle n'est supportable que parce qu'on est toujours libre de la violer. En riant de l'audace de ces personnages, on rie de notre propre incapacité à faire de même. Mais tout ça reste un renversement de valeurs qui reste une exception, qui n'entraîne pas de changement durable.
Au contraire, l'idiot, ou l'absurde ne s'inscrit pas dans le système établi, il en prend le contre-pied... En révélant la « vraie » nature des choses ? Le Hodja tient les deux rôles, et parfois dans la même histoire. Son idiotie n'est pas feinte, mais elle est par contre assumée, voulue.
Qu'il y ait plus que de la simple ruse derrière ses actes rend le discours plus profond, plus significatif. Mais qu'il soit en même temps un authentique idiot nous dit qu'il ne faut pas non plus y chercher une quelconque vérité révélée. C'est à prendre tel quel.
Nasr Eddin aborde un jour un passant dans la rue:
— Excuse-moi, l'ami, mais j'ai l'impression que nous nous sommes déjà rencontrés à Bagdad.
— Impossible ! objecte aussitôt le quidam.
— Pourquoi est-ce donc impossible ? S'étonne le Hodja.
— Pour la bonne raison que jamais de ma vie je n'ai été à Bagdad !
— Au fait, moi non plus, conclut Nasr Eddin en s'éloignant. J'ai dû confondre avec deux autres.
« Je n'arrivais pas a dire : "le roi est nu", mais c'est que je ne voyais même plus qu'il l'était. Le rire de l'innocent a déshabillé le roi, et au passage m'a mis a nu. Ce n'est pas de mon incapacité à subvertir un ordre qui m'est imposé par les autres que je ris, c'est du faux ordre que j'ai institué moi-même. En rencontrant cet idiot-la, j'ai eu la bonne fortune de recouvrer un instant ma propre idiotie. Pris au piège, a la fois sujet rieur et objet de dérision, je suis saisi soudain d'un rire irrépressible, d'un "fou rire" ». (Clément Rosset, Traité de l'idiotie, Paris, Editions de Minuit, 1977)
Ses paraboles a dormir debout nous rappellent aussi que l'islam, en son heure de gloire, n'a pas hésité à fréquenter le « gai savoir » et qu'il n'a pas toujours ressembler à l'austère image qu'il donne en ce siècle. D'ailleurs Nasr Eddin signifie « Gloire de la Religion. »
A la fin de son prêche consacré aux souffrances qui attendent les damnés dans l'autre monde et aux joies réservées aux élus, l'imam s'écrie :
— Ô croyants ! Que ceux qui veulent aller en enfer se lèvent ! Tout le monde reste assis, la tête baissée.
— C'est bien, musulmans ! Alors maintenant, que ceux qui veulent aller au paradis d'Allah se manifestent !
L'assemblée des fidèles se met debout comme un seul homme, à l'exception de Nasr Eddin qui reste assis.
— Eh bien, Hodja, il faudrait te décider ! Tu ne veux pas non plus aller au paradis, à ce que je vois...
— Non, allez-y, vous. Moi, je reste ici.
A noter, l'excellent recueil de Jean-Louis Maunoury : Sublimes paroles et idioties de Nasr Eddin Hodja (Phébus Libretto, Paris, 2002). Qui regroupe plus de 500 historiettes (dont la réelle paternité historique reste totalement contestable), et qui a le mérite de livrer un Hodja tel qu'il est véhiculé par la tradition populaire. La plupart des recueils contemporains présentant un Nasr Eddin politiquement correct, oubliant son impertinence religieuse mordante, et son érotisme cru, voire scatologique parfois.
Nasr Eddin Hodja est un idiot. Mais un idiot accompli, un initié qui a atteint le stade suprême, sublime de l'idiotie. Avons-nous vraiment affaire à un simple d'esprit qui ne voit pas ses propres absurdités, ou à un maître qui cherche à montrer une réalité hors de portée de l'entendement ordinaire ? Autant d'abord en rire, et accepter d'entrer dans une logique délirante dont on ne sait jamais où elle se situe entre le vrai et le faux, l'intelligence et la bêtise.
Dans la douce tiédeur du hammam, Nasr Eddin se laisse aller une fois de plus à énoncer de profondes pensées :
— Ah, mes amis! Plus je vais, plus je me dis que la vie est comme une fontaine d'eau chaude...
— Très intéressant, fait son voisin après un long silence recueilli, mais qu'entends-tu au juste par là ?
— Qu'est-ce que j'en sais, moi ? Je ne suis pas philosophe !
L'Unesco a fait de 1996 l'année « Nasr Eddin Hodja. »
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